ARCHITECTURE & SOCIETE

Définir l'architecture
La grande diversité des définitions de l'architecture, données depuis des siècles par les architectes eux-mêmes, reflète la difficulté de cerner cet art multiple : comment trouver un dénominateur commun à tout ce qui est construit ?

Au Ier siècle av. J.-C., l'architecte romain Vitruve définit l'architecture par ses finalités, qu'il tient pour être la solidité, l'utilité et l'élégance. Cette définition, si elle n'épuise pas le sujet, prend en compte la complexité de l'architecture, qui doit embrasser à la fois des aspects techniques (fermeté, sécurité de la construction), fonctionnels (destination, réponse à un programme) et esthétiques (harmonie, équilibre, beauté).Selon les civilisations, les époques, les courants stylistiques ou simplement la fantaisie des architectes, l'un ou l'autre de ces aspects se trouve privilégié.Au XXe siècle, Auguste Perret déclare : «L'architecture est l'art d'organiser l'espace, son moyen d'expression est la construction»; pour Le Corbusier, «l'architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière»; pour l'Allemand Ludwig Mies van der Rohe, «l'architecture a écrit l'histoire des âges et leur a donné leurs noms. L'architecture est tributaire de son temps».Contrairement à un tableau, un édifice ne peut pas être perçu dans sa totalité du premier coup d'oeil, en raison de sa complexité : proportions, espaces intérieurs, espaces extérieurs, lignes de force, matières et ornements méritent tous l'attention. Par ailleurs, l'édifice doit être envisagé en relation avec le site dans lequel il s'intègre, et qu'il modifie.

On ne peut regarder un bâtiment comme une simple oeuvre d'art et négliger la fonction à laquelle il est destiné. Qu'elle soit utilitaire ou symbolique, celle-ci détermine bien souvent en grande partie les éléments dont il est constitué : les clochers ou les minarets, par exemple, signalent le lieu de culte, permettent aux cloches ou à la voix du muezzin de porter loin, et symbolisent l'élévation vers Dieu ; l'épaisseur des murs d'un donjon et les fossés qui l'entourent ont une évidente fonction défensive.

Enfin, un édifice se présente rarement tel que l'a conçu un seul homme : mainte cathédrale est restée inachevée, après une construction étalée sur plusieurs siècles et de constants remaniements ; la pyramide de Ieoh Ming Pei s'insère dans l'hétéroclite palais du Louvre, lui-même fruit de constructions, démolitions et ajouts successifs.
Les rapports de l'architecture et de la société
L'architecture, art complexe aux déterminations multiples, est tributaire de nombreux composants du champ social, sur lesquels elle agit en retour.

De tout temps, l'architecture a permis d'exprimer un pouvoir politique, depuis les imposants palais de l'Egypte antique, qui marquent la puissance du pharaon, jusqu'au fastueux château de Versailles, qui assoit celle du Roi-Soleil. Elle peut aussi faire référence à un certain type de gouvernement : le style néoclassique du Capitole, à Washington, construit au XIXe siècle, renvoie à la démocratie de l'Antiquité, tandis que son gigantisme impose la grandeur et la force des États fédérés ; le style néogothique du palais du Parlement de Londres, commencé en 1840, est un rappel de la permanence de la monarchie dans le système parlementaire britannique ; de la même façon, en France, le style «troubadour» du XIXe siècle contribue à légitimer tant la Restauration que le Second Empire en les insérant dans une artificielle continuité historique.

Les conditions économiques et sociales agissent de façon compréhensible sur l'architecture. Ainsi, la Florence du XVe siècle traduit la montée d'une nouvelle classe : celle des banquiers et des marchands issus des grandes familles patriciennes : c'est la période de la construction de grands palais (palais Médicis, palais Strozzi, etc).

Au XVIe siècle, dans l'arrière-pays vénitien, des terres jusqu'alors impropres à l'agriculture sont mises en valeur : l'aristocratie vénitienne et vicentine s'y fait alors bâtir les fameuses villas «palladiennes» (construites par l'architecte Palladio ou se rattachant à son style) ; leur parfaite ordonnance jouant sur la symétrie et leur gracieuse théâtralité se prêtent à de brillantes réceptions. De même, la florissante aristocratie terrienne dispersée dans toute l'Angleterre des XVIIe et XVIIIe siècles va faire construire de nombreux manoirs à l'architecture élégante.

Au début du XIXe siècle, aux Etats-Unis, les planteurs du Sud manifestent leur récente richesse en élevant sur leurs grandes propriétés des demeures à la fois raffinées et cossues. Toujours aux États-Unis, le gratte-ciel, qui multiplie l'espace à partir d'une parcelle de sol, joue comme symbole de la rentabilité de l'investissement ; il est également emblématique, par l'augmentation constante de sa hauteur, de la concurrence effrénée entre les entreprises.L'architecture de style Art nouveau des hôtels particuliers construits autour de 1900, par Victor Horta en Belgique et par Hector Guimard en France, exprime à la fois l'hégémonie économique de la bourgeoisie de la fin du XIXe et du début du XXe siècle et son désir de trouver une esthétique qui lui soit propre.

Si l'architecture témoigne fréquemment des différences entre classes sociales, l'organisation de celles-ci est parfois à la base même du type d'habitat, voire d'urbanisation. Ainsi, au XIXe siècle, dans le nord de la France, les logements ouvriers s'organisent en corons, qui deviennent caractéristiques des régions minières ; le plan du centre de Noisiel, en Seine-et-Marne, ville qui s'est développée autour de la chocolaterie Menier, constitue une sorte de schéma des divisions sociales de cette cité.

Enfin, religion et architecture ne sont pas sans entretenir des liens étroits. Le temple, l'église, le lieu sacré sont dès les origines le monument par excellence dans de nombreuses civilisations. Le rapport de l'homme au sacré s'est fait très tôt par la délimitation d'un espace : le «sacré» s'opposant au «profane», terme dont l'étymologie signifie «devant le temple». Il faut attendre le début de la laïcisation de la société occidentale, qui intervient aux XVe et XVIe siècles, pour que l'église soit supplantée par d'autres monuments, comme le palais.

Les matériaux, leur disponibilité dans une région et l'évolution des connaissances techniques ont à l'évidence une influence déterminante sur l'architecture. Si le nord de la France construit en brique, faute de pierre, la Scandinavie, riche en forêts, utilise largement le bois. Des audaces plastiques sont rendues possibles par la mise au point du béton armé au XXe siècle ; néanmoins, on note généralement un temps de latence entre la découverte d'une nouvelle technique et la modification des formes de l'architecture : à Saqqarah, lieu de la première pyramide égyptienne, certaines constructions en pierre ne sont encore que la transcription dans la pierre des formes d'une construction de roseau et d'argile. Le temple grec dorique archaïque traduit lui aussi en pierre un assemblage d'éléments en bois. L'architecture du XIXe siècle est une alternance de rejet et de promotion de nouvelles techniques, qui ne seront vraiment acceptées et mises en valeur qu'au XXe siècle. C'est ainsi que l'on voit la fonte, matériau contemporain, coulée en colonnes dans les églises néogothiques du XIXe siècle. De la même façon, Auguste Perret appliquera au béton armé un vocabulaire stylistique traditionnel. L'architecture n'a jamais connu, au cours de son histoire, de détermination mécaniste par la technique.
Les architectes
On sait bien plus de choses sur les édifices anciens que sur ceux qui les ont dessinés et construits. Quelques noms d'architectes égyptiens, grecs et romains ont traversé les siècles, mais l'identité des grands bâtisseurs de cathédrales du Moyen Age est en majeure partie inconnue. Ils sont généralement décrits comme des maîtres maçons ; mais eux-mêmes se considéraient comme des architectes, et le signifiaient en dessinant un labyrinthe sur leur plaque funéraire pour souligner leur filiation avec Dédale (la légende le considère comme le premier architecte du monde grec et le dessinateur du labyrinthe du Minotaure). Les noms des architectes commencent à être connus dans l'Italie de la Renaissance, aux XVe et XVIe siècles.

L'idée de l'architecte professionnel, ayant une formation et des diplômes, ne se fait jour qu'au XIXe siècle. En 1819, à Paris, s'ouvrent des cours d'architecture à l'École des beaux-arts. En 1847 commence à se tenir un cours du soir à l'Architectural Association de Londres. Puis des cours d'architecture s'ouvrent au Massachusetts Institute of Technology, en 1868, et à l'université de l'Illinois, en 1873.

Jusqu'à la Première Guerre mondiale, la plupart des architectes sont formés «sur le tas» dans des agences d'architectes, et les gouvernements sont lents à définir des diplômes d'État (aux Etats-Unis, l'Illinois fut le premier à le faire, en 1897 ; la Grande-Bretagne attendit jusqu'en 1931).
L'étude de l'architecture
C'est seulement lorsque l'hégémonie des styles de l'Antiquité classique a commencé à être remise en question, à la fin du XVIIIe siècle, que les architectes, les historiens et les théoriciens se sont ouverts à la totalité de l'histoire architecturale. Ils se sont alors attachés à une observation minutieuse des styles architecturaux en soulignant particulièrement les différences de détails d'un pays à l'autre. Mais, à la fin du XIXe siècle, un groupe d'historiens et de théoriciens de langue allemande, dont notamment Jakob Burckhardt, Sigfried Giedion, sir Nikolaus Pevsner et Heinrich Wölfflin, ont interprété l'architecture comme l'expression de l'«esprit du temps» (Zeitgeist).

Cette approche déterministe de l'architecture a été appliquée à l'architecture moderne par Pevsner dans Sources de l'architecture moderne et du design (1936) et par Giedion dans Espace, temps, architecture (1942), deux ouvrages fondamentaux de l'historiographie contemporaine. Ces historiens retiennent avant tout de chaque période ses innovations ; l'architecture, par l'utilisation de nouvelles techniques et structures, se fait l'expression de l'épopée de la modernité, du progrès. C'est une histoire instrumentale, quasi militante de l'architecture, mise au service d'une sorte de vision héroïque de l'architecture moderne. Mais elle laisse dans l'ombre tout ce qui n'entre pas dans ce repérage des innovations et escamote contradictions et piétinements.

Cette façon d'interpréter l'architecture est radicalement remise en question depuis une vingtaine d'années. L'étude historique actuelle cherche à montrer les éléments de continuité dans la production architecturale, et non plus les éléments de rupture que la vision moderniste (en termes de Zeitgeist) privilégiait. Il s'agit aujourd'hui de retrouver le fil d'une tradition, et non de recenser systématiquement les innovations.

L'interprétation de l'architecture n'est donc pas neutre ; elle renvoie à des présupposés idéologiques, qui recouvrent soit une histoire conçue comme une suite de ruptures, ce qui sous-entend qu'il est possible de faire table rase du passé et qu'une révolution est possible, soit une histoire fondée sur l'idée d'une continuité et d'une tradition, au sens le plus complexe et le plus ouvert du terme.

 

JUILLET - 2019 -